Les citoyens ne devraient pas craindre leur gouvernement, c'est le gouvernement qui devrait craindre ses citoyens.
Alan Moore
Qu’est-ce qui nous dévore ?
Qu’est-ce qui dévore nos contemporains ?
Ceux et celles que nous croisons, ces êtres humains-là ?
Qu’est-ce qui les dévore ?
Chacun peut s’arrêter, montrer les autres du doigt et se dire :
« Voici mes contemporains. C’est avec eux que je partage mon époque,
avec eux que je vis le monde, que j’aurai vécu le monde. »
Dans le métro, aux heures de pointe,
Scotchés les uns aux autres comme des sardines,
Il m’arrive de fixer une main que j’ai sous les yeux
Car agrippée à un poteau du wagon.
La main est à quelques centimètres de mes yeux.
Dans le roulement de la rame
Je peux la regarder à loisir.
Je vois un grain de beauté à la naissance du pouce,
Je vois un ongle ébréché,
Je vois une peau dévorée.
Et je me dis que ce sont là les seuls indices que j’ai pour savoir
ce que vit la personne à qui appartient ce pouce.
Je me dis que j’aurai beau rester des heures,
Des jours,
Des mois,
Jamais je ne saurai si le tragique s’est abattu sur elle aujourd’hui.
Et il en va ainsi de tous les voyageurs.
Alors, quand on va au théâtre,
On les retrouve,
Ces gens,
Aux pouces fatigués.
Ce sont toujours les mêmes.
Ce sont eux,
Les contemporains devant qui la parole apparaît.
Surgit.
Dans sa langue si intime et si sanglante.
Alors, qu’est-ce que l’artiste sacrifie si,
Pour lui,
Le plus important consiste à être assis à côté de ses contemporains
et non pas debout face à eux ?
Faire du théâtre au jour de « hui »
C’est aussi se poser la question bizarre :
Mais qu’est-ce que « hui » ?
Qu’est-ce que je sauve du désastre ?
Te voilà dans une bibliothèque qui flambe.
Tu as des manuscrits partout autour de toi.
Tu n’as que deux bras.
Qu’est-ce que tu emportes avec toi ?
Si tu tentes de prendre tout,
Tu brûleras avec ce tout.
Qu’est-ce que l’on sauve quand on pleure
puisque l’on sait que l’on ne sauvera pas tout ?
Et si ce tout sont tes contemporains
Que tout brûle ?
Qui sauves-tu ?
Ou bien restes-tu pour brûler toi aussi ?
Qu’est-ce qui nous dévore ?
L’impossibilité d’avoir mal.
L’impossibilité du malheur.
La honte.
Tout cela recouvert sous le vernis infect du faux bonheur
Dans la législation du pas à pas.
Dans sa dictature :
Celle des humains « ikeaïsés ».
Tout le monde dans le même bonheur à monter soi-même
Chez soi.
Avec les mêmes écrous,
Les mêmes vis,
Les mêmes tournevis.
Chaque génération invente elle-même le monstre qui la dévore.
Elle en est responsable.
De quoi notre époque est-elle responsable ?
Par quoi notre époque est-elle dévorée ?
Wajdi Mouawad
Directeur artistique
Théâtre Français
Centre National des Arts
Réponse: C'est le KITSCH qui nous dévore.